Le rêve de Thomas Sankara

 Le Burkina Faso, "pays des hommes intègres" en langues mooré et dioula, doit son nom (en lieu et place de l'ancienne "Haute Volta") à Thomas Sankara, officier de carrière d'obédience marxiste, qui l'a dirigé du 4 août 1983 au 15 octobre 1987. Peu connu hors du continent africain, si ce n'est dans les milieux altermondialistes, Sankara était pourtant un précurseur à bien des égards.

 

Au fondement de son action, une idée : redonner dignité et bonheur au peuple burkinabé, au sein d'une société plus juste et plus égalitaire. Sankara estimait que cet idéal pourrait être atteint en mettant en oeuvre quelques grands principes.

 

Le pays des hommes intègres

 

D'abord, la lutte contre la corruption. Elle s'organise dans un premier temps par l'intermédiaire de tribunaux populaires jugeant les détournements de fonds;  puis Sankara crée une commission spéciale chargée de traquer la corruption sous toutes ses formes, notamment au sein du gouvernement et des hauts fonctionnaires.

 

Il montre l'exemple en adoptant un niveau de vie modeste : salaire mensuel d'environ 2775 FF de l'époque, Renault 5 sans chauffeur, voyages officiels en classe éco, etc. Les salaires des ministres et hauts dirigeants administratifs sont revus à la baisse. L'exemple laisse rêveur... Les gouvernements occidentaux, si prompts à dénoncer la corruption généralisée en Afrique (en omettant d'ailleurs de balayer devant leur propre porte: faux électeurs parisiens, notes de frais britanniques, Elf et autres), enterrent bien vite les bonnes idées issues de ce continent, dont ils pourraient pourtant s'inspirer, notamment en période de crise économique - plutôt que de se contenter, par exemple, de la fin annoncée des paradis fiscaux, qui ressemble fort à un leurre. Mais ceci est une autre histoire...

 

"Consommons burbinabé!"

 

Ensuite, affranchissement du peuple burkinabé. Au niveau interne, l'objectif est de parvenir à l'autosuffisance, à un développement autocentré, afin de ne plus dépendre des aides extérieures "qui installent dans nos esprits (...) ces réflexes de mendiant, d’assisté, nous n’en voulons vraiment plus ! Il faut produire, produire plus parce qu’il est normal que celui qui vous donne à manger vous dicte également ses volontés " (discours, 4 avr. 1986).

 

Des mesures drastiques sont prises : interdiction des importations de fruits et légumes et création d'une chaîne de magasins nationale assurant la distribution des produits ; port obligatoire pour les fonctionnaires de l'habit traditionnel en cotonnade (rapidement surnommé habit "Sankara arrive", car il aurait été très mal vu de porter une autre tenue lors de l'une des visites inopinées du Président dans les services publics), qui permit le développement du tissage, assurant ainsi un revenu à de nombreuses femmes notamment.

 

Sur la scène internationale, Sankara est le chef de file des demandes d'annulation de la dette de l'Afrique (auxquelles il a été partiellement accédé en 1999, puis en 2005), dénonce le néocolonialisme français et la Françafrique, ainsi que les contraintes imposées par les institutions internationales en contrepartie de l'obtention de prêts - il refusera d'ailleurs tout prêt en provenance de ces institutions. Les critiques de l'ancien président burkinabé, notamment à l'encontre du FMI, sont aujourd'hui largement partagées, même si l'institution a réorienté sa politique. S'agissant de la Françafrique, dont la fin était, là encore, annoncée par le candidat Sarkozy lors de la campagne présidentielle française de 2007, il semblerait toutefois qu'elle ne soit pas complètement morte (cf. les réactions ici et au discours de l'ex Secrétaire d'Etat à la coopération, J-M. Bockel, sur la nécessité d'en signer l'acte de décès).

 

La politique des 3 B

 

Sankara est à l'avant-garde s'agissant de la protection de l'environnement. Il mène une politique de lutte, axée sur les éléments essentiels que sont le sol, le bois et l'eau, contre la désertification du Sahel, dont il réfute le caractère naturel pour l'attribuer plutôt à une mauvaise gestion par l'homme. Il est à l'origine de la politique dite des 3 B, destinée à agir contre les trois fléaux conduisant à la destruction de la végétation : feux de Brousse, coupe sauvage du Bois, divagation du Bétail.

 

"Que jamais mes yeux ne voient une société où la moitié du peuple est maintenue dans le silence"

 

Sankara veut un nouveau modèle de société, qui passe notamment par l'intégration des exclus, au premier rang desquels les femmes ; c'est pourquoi il oeuvre à leur émancipation grâce à toute une série de mesures : interdiction de  l'excision (qui demeure toutefois pratiquée, encore aujourd'hui, de manière clandestine ou transfrontière), réglementation de la polygamie, lutte contre la prostitution, etc.

 

Il est convaincu que "La démocratie est le peuple avec toutes ses potentialités et sa force. Le bulletin de vote et un appareil électoral ne signifient pas, par eux-mêmes, qu’il existe une démocratie. Ceux qui organisent des élections de temps à autre, et ne se préoccupent du peuple qu’avant chaque acte électoral, n’ont pas un système réellement démocratique. (...) On ne peut concevoir la démocratie sans que le pouvoir, sous toutes ses formes, soit remis entre les mains du peuple ; le pouvoir économique, militaire, politique, le pouvoir social et culturel » (Granma, La Havane, août 1987).

 

Il met donc en place une forme de démocratie participative via les Comités de Défense de la Révolution, ouverts à tous, qui exercent le pouvoir au nom du peuple au niveau local. Néanmoins, les CDR seront à l'origine de nombreux excès qui, bien qu'ils aient été dénoncés par Sankara, seront l'une des causes de sa chute. En outre, la création de ces comités, en ce qu'elle a remis en cause la structure traditionnelle de la société burkinabé et les pouvoirs des chefferies, notamment en pays mossi (plateau central du Burkina Faso, regroupant en 1985 50 % des 7,5 millions de Burkinabés recensés), a profondément mécontenté la paysannerie, dont le soutien était pourtant essentiel pour se maintenir au pouvoir.

 

 

La politique sankarienne portera en partie ses fruits : réduction de la malnutrition grâce au programme de construction de puits, barrages et retenues d'eau ; forte baisse des maladies, grâce à des campagnes de vaccinations obligatoires ; recul de l'analphabétisme (de 95% à 80% pour les hommes) ; excédents de production céréalière en 1986-1987 (qui ne pourront toutefois être écoulés, par manque de débouchés et d'infrastructures de stockage), doublement de la production de coton ; stabilisation du service de la dette.

 

Pour autant, la Révolution burbinabé n'est évidemment pas exempte de critiques, des dérives du régime s'agissant des libertés individuelles au discrédit entâchant la réputation des CDR, du rythme difficilement soutenable des réformes aux contraintes lourdes pesant sur les populations. A ces difficultés s'ajoutaient, en 1987, un isolement progressif du Président à la tête de l'Etat, renforcé par les inimitiés et rancoeurs personnelles dues pour la plupart à la politique de lutte contre la corruption, qui avait entraîné la fin de la pratique antérieure des rentes ministérielles.

 

Thomas Sankara sera assassiné le 15 octobre 1987 au cours d'un coup d'Etat mené par Blaise Compaoré, son frère d'armes, avec qui il avait été élevé. Certains y voient la main discrète de la France, de la Côte d'Ivoire et de la Libye (F-X. Verschave, Noir Silence, éd. Les Arènes, 2000). Blaise Compaoré est encore aujourd'hui à la tête du pays. Fidèle allié de la France, il a mené un programme économique libéral bien lointain des idéaux du régime révolutionnaire dont il était l'un des membres de premier plan. Le Burkina Faso est aujourd'hui classé 176ème sur 177 pays en termes d'IDH.

 

En mars 2006, le Comité des droits de l'homme de l'ONU a pris une recommandantion visant à ce qu'une enquête soit diligentée sur les circonstances de l'assassinat de Thomas Sankara, officiellement déclaré mort de mort naturelle. A ce jour, elle n'a toujours pas été suivie d'effet.