Calculs de coin de table et conséquences éthiques

Dans notre article précédent sur le pays dogon, nous expliquions la désagréable impression que nous avions ressentie concernant le tourisme et les relations avec les Dogons. Nous nous posions quelques questions sur le caractère éthique du tourisme au regard de ces conditions de grande pauvreté.

 

Prenons l’exemple de l’énergie. Pour qui s’intéresse à la question, la précarité énergétique existant au pays dogon est criante... et face à cela, l'opulence écœurante de certains touristes.

 

Déroulons le raisonnement. Imaginons que chacun de la centaine d’habitants du village perché à 250 mètres a besoin de 10 litres d’eau par jour. Le besoin énergétique pour monter ces 1000 litres depuis la plaine est de 0,68 kWh par jour (la fameuse formule « mgh »). Supposons maintenant que les locaux portent des bidons de 20 litres et qu’ils pèsent chacun 60 kg. Comme il faut monter le corps en même temps que le bidon,  le besoin énergétique est multiplié par 4, ce qui représente 2,72 kWh. Si on considère que le travail maximum d’un être humain est de 0,5 kWh par jour, combien de personnes à plein temps l'approvisionnement en eau du village occupe-t-il ? 2,72/0,5 = 5 personnes, à raison de 10 voyages par personne, ce qui semble raisonnable pour occuper une journée...

 

Et maintenant, que pourrait-on faire avec le moteur du 4x4 climatisé de notre touriste ? Imaginons qu’il soit converti en moteur pour pompe à eau. Un 4x4, c’est environ une puissance de 100 kW (soyons gentils). En prenant en compte les pertes de rendements mécaniques (disons 60%) et celles liées au fonctionnement de la pompe (disons 10%), la puissance effective du moteur est de 36 kW. Combien de temps faudrait-il à ce moteur pour acheminer l'eau nécessaire au village ? 0,68/36=0,02 heure soit 1,2 minute.

 

Chaque jour, dans les villages dogons perchés, c’est corvée d’eau pour les hommes, les femmes, les enfants. Et en face, des touristes présents pour leur loisir, leur plaisir, leur détente, et à la puissance incommensurable. Le choc est violent...

 

D’aucuns avanceront que le raisonnement est incomplet, admettant que la situation énergétique des uns et des autres est très inégalitaire, mais arguant que c’est bien le tourisme qui pourra permettre au pays dogon de se « développer ». D’une certaine manière, ce n’est pas faux et le tourisme peut être source de développement. Mais est-ce là la vraie motivation du touriste en 4x4 climatisé ? Il suffit de savoir quelle est la part de ses dépenses dans ce petit village pour se rendre compte de sa motivation.

 

M. Lambda est venu dans le cadre d’un tour organisé par une agence. Pour un tour de 8 jours tout compris sauf souvenirs et boissons, il aura dépensé de l’ordre de 1000€. Il faut y ajouter 700€ de billets d’avion. Dans le village, M. Lambda aura passé tout au plus quelques heures : le temps de prendre des photos, d’avaler un repas, de boire plusieurs boissons (le tout pour quelques milliers de FCFA), et d’acheter des souvenirs (variables, mais disons 60 000 FCFA pour un beau tissu mal négocié). Au total, pour le village, restera de l’ordre de 65 000 FCFA (coûts de production inclus). Soit 100€, à comparer avec les 1700€ dépensés « pour accéder » à cette consommation. Un rapport de 1 à 17. Pas terrible. La première motivation de M. Lambda n’est donc pas le développement du pays, mais plutôt de s'en mettre plein les mirettes pour pas trop cher ; et tant mieux si, dans un deuxième temps, ca profite aux autochtones...

 

Vente d'artisanat local au Pays Dogon
Vente d'artisanat local au Pays Dogon

Cependant, là encore, le raisonnement est incomplet (on n’en finit plus), puisque M. Lambda ne passe pas qu'une journée au pays dogon, et qu’il va donc acheter d’autres boissons et souvenirs ; de surcroît, une partie de l’argent qu’il a mis dans son forfait retourne à l’économie locale (hébergement, repas). Admettons qu’il dépense en moyenne 50€ par jour pendant 8 jours et que 40% de son forfait voyage revienne à l’économie locale (les 60% restants partant en frais de carburant, salaire du guide qui habite en ville, frais d'agence, …) : la dépense pour l’économie locale est de 800€, à comparer aux 2100€ dépensés en tout. Soit de l’ordre de 40% du total de ses dépenses, le solde de 60% allant à l'économie mondiale.

 

Les montants en jeu sont effectivement importants pour l'économie locale – entendue ici à l’échelle restreinte  de la région et ses villages, bien que cela puisse être discuté (on pourrait concevoir l’économie locale à l’échelle du village, de la région, du pays, de la sous-région...). En effet, 800€ représentent 2 fois le PIB par tête annuel au Mali. Et les villageois dogons se moquent bien de savoir combien le touriste a dû dépenser « en plus » pour pouvoir venir.

 

Toutefois, ce qui compte pour le développement local n'est pas vraiment le montant de la somme dépensée par le touriste (injection de liquidités), mais la proportion de cette somme qui circule au sein de l'économie locale. En effet, si l’hôtelier décide d'acheter avec son argent une télé ou d'économiser pour un billet d'avion en Europe, les euros à peine arrivés s'échappent de l'économie locale. En revanche, s'il utilise cet argent pour des vêtements produits localement, pour de la construction de bâtiments, de la nourriture locale etc., et que les personnes avec lesquelles il procède à des échanges font de même,  l'introduction de devises venant de l'extérieur peut être une réelle source de dynamisme économique. De même, si les dépenses se concentrent sur des biens d'équipement (machines), l'argent ressort de l'économie locale mais aura permis le développement d'une nouvelle source de revenus.

 

Le touriste est-il responsable de ce que les commerçants à qui il achète des biens font de son argent ? Assurément non. Imposer des conditions à ce sujet (« Je n'achète vos services qu'à la condition que vous n'achetiez que local, et donc que vous n'ayiez pas accès à la consommation que j'ai moi-même ») serait immoral. Pour autant, il serait trop facile de considérer que la situation est parfaite dans le meilleur des mondes en se fondant sur le fait que l'économie locale se fiche de combien le touriste a investi pour y avoir accès et que le touriste ne peut contrôler l'usage de son argent une fois qu'il l'a cédé.

Reprenons dans l'ordre le raisonnement.

- Il existe entre le touriste et le local des inégalités extrêmes, et une situation asymétrique dans laquelle l'un est démuni de l'essentiel et l'autre possède énormément de « superflu »

- C'est la richesse « superflue » de l'un qui permet la rencontre entre les deux

- Pour permettre le développement économique local, qui est à la fois le résultat de l'introduction de devises issues de l'extérieur (tourisme) et du recyclage des devises au sein de l'économie locale, le local a le devoir d’adopter un comportement moral (chercher à développer l’économie locale), tout comme le touriste (maximiser la part de ses dépenses  consacrées à l’économie locale)

Ainsi le comportement moral du touriste et des locaux ne peut être séparé.

 

S'il est vrai que l'économie dogonne se fiche de savoir combien a coûté le billet d'avion pour que le touriste vienne, en revanche, celui-ci a le devoir de ne pas gaspiller ses ressources « superflues » qui lui permettent d'accéder à cette économie locale, pour laquelle elles sont si précieuses. En conséquence, d’un point de vue éthique, le touriste devrait minimiser ses « dépenses d'accès » et maximiser ses dépenses locales. Autrement dit, plus le séjour est long et les dépenses locales importantes, plus le comportement du touriste peut être considéré comme éthique. Cela implique de prendre du temps : visiter un village dogon en arrivant en 4x4 pour quelques heures ne correspond manifestement pas à ces critères. On peut même penser que le simple usage de ce type d'engin dans cette contrée, dans le cadre d’un voyage touristique, est immoral, car la disproportion entre le coût de ce qui n’est finalement qu’une facilité et les retombées locales est manifeste. On peut extrapoler ce raisonnement et l’appliquer à l’usage de l'avion ou au temps du séjour dans un pays. Il reste cependant difficile de fixer une limite en valeur absolue et nette entre ce qui est « moral » et ce qui ne l'est plus en termes de ratio temps de présence (ou dépenses locales) sur moyens pour y accéder (ou dépenses d'accès et notamment de transports)...

 

En miroir, l’éthique voudrait que les acteurs locaux cherchent à développer leur propre économie. Le tourisme devrait être vécu comme un levier pour stimuler la création de richesse locale. La rente qui en est issue devrait donc être investie dans des biens de production, des infrastructures ou dans des consommations quotidiennes de proximité. Elle ne devrait pas permettre des niveaux de consommation à l'occidentale pour un nombre réduit de personnes (certains guides...), alors que les autres, pourtant parties intégrantes du tableau que le touriste est venu admirer, n'en voient pas la couleur. Si, évidemment, seule une décision interne aux locaux peut imposer cette vision, le touriste peut cependant faire évoluer ses choix pour promouvoir des actions d'investissement et de partage de la rente touristique.

 

Une fois qu'on a « fini » le raisonnement en termes socio-économiques, on peut recommencer, en intégrant cette fois des critères environnementaux (quels dégâts pour quels bénéfices ?)...

 

En fin de compte, malgré la difficulté voire l'impossibilité d'échanger d’égal à égal au pays dogon, en raison des effets du tourisme de masse eux-mêmes liés à la trop grande disparité entre visiteur et visité, l’un et l’autre sont irrémédiablement liés par une contrainte de nature éthique. Il reste à se demander si cette contrainte est ou doit être de même importance pour chacun. On peut penser que, compte-tenu de l'asymétrie existante, le plus responsable est celui qui dispose du plus de moyens - donc le touriste. Celui qui possède le pouvoir (d'achat) doit en faire bon usage, car il détermine l'orientation du monde.

Le coton : un pilier de l'économie ouest africaine, entre difficultés et mutations

Le coton, c'est quoi ?

A l'origine de cette matière textile bien connue, un arbuste Indien : le cotonnier (Gossypium Malvaceae). Il existe une trentaine d'espèces sauvages et quatre espèces cultivées (dont la plus courante, Gossypium hirsutum, produit des fibres à tailles moyennes).

 

Après avoir fleuri, le cotonnier produit un fruit : les graines sont recouvertes de longs poils unicellulaires formés de cellulose quasiment pure (voir le site de l'UPMC sur le sujet -source des photos-).

Les usages multiples du coton, dominés par le textile

Le coton est produit pour sa fibre ainsi que pour ses graines. Pour 100 kgs de coton-graine, on peut obtenir 30 à 45 kgs de fibres et 55 à 65 kgs de graines. C'est pourtant à 85% dans la fibre et seulement à 15% dans les graines que réside la valeur marchande du coton.

 

Les fibres permettent évidemment de créer les textiles que nous connaissons (60% de l'utilisation totale du coton). A noter que la part de la fibre coton dans la production de textile a fortement diminué, passant de 74% en 1940 à 39% en 2000, au profit des fibres synthétiques et artificielles.

 

Les graines ont quant à elles divers débouchés. On peut mentionner en premier lieu la production d'huile alimentaire (huile de coton par trituration des graines), qui représente environ 4% de la production mondiale d'huile (2007-2008). Cette huile est largement utilisée en Afrique de l'Ouest. Les graines peuvent également être utilisées directement comme alimentation animale ou transformées en farine. Les tourteaux (résidus issus de la trituration des graines pour la production d'huile) sont principalement utilisés comme alimentation du bétail (ils peuvent aussi être transformés en huiles, en farine, ou en engrais).

 

Il existe des perspectives pour que les graines soient directement utilisées dans l'alimentation humaine : développement de techniques d'extraction du gossypol (élément toxique pour l'homme) contenu dans les graines de coton, création de nouvelles variétés dépourvues de glande gossypol...

Techniques agricoles et rendements

Le coton exige de grands apports en éléments nutritifs : il est donc cultivé dans des terres de bonne qualité (alluvionnaires). Lors du développement de la plante (1er mois), les besoins en eau sont importants (7000 à 9000 m3/ha). A la différence des cultures traditionnelles qui ne font pas appel à l'irrigation, la culture dans certains pays peut être irriguée afin d'obtenir des rendements plus élevés, des récoltes plus régulières... au détriment des ressources aqueuses.

 

Le cotonnier est sensible à de nombreuses maladies (virales, bactériennes...) et aux attaques d'insectes et acariens. Les pertes de rendements à l'échelle mondiale dues aux attaques d'insectes seraient de 15%. En Afrique, le puceron du melon et du cotonnier est l'un des ravageurs dont les effets sont les plus importants sur l'économie agricole, selon l'Inra. Ceci explique une tendance à un usage intensif de pesticides sur les cultures de coton.

 

 

La récolte, qui se fait à la main en Afrique et de manière mécanisée aux Etats-Unis par exemple, est effectuée lorsque les fruits arrivent à maturité.

(Photos : SNV-Jussieu)
(Photos : SNV-Jussieu)

Les rendements moyens mondiaux du coton-graine sont passés de 0,86 T/Ha en 1960 à 2,15 T/Ha en 2007 (croissance annuelle de 2,2%). Pour le coton-fibre, ils ont cru de 0,3 T/Ha à 0,8 T/Ha. Toutefois, depuis 1990, l'évolution des rendements du coton-fibre est plutôt à la stagnation qu'à l'augmentation.

Evolutions des rendements moyens mondiaux (source : UNCTAD)
Evolutions des rendements moyens mondiaux (source : UNCTAD)

Contrairement à ce qu'on pourrait penser, les rendements actuels les plus élevés ne sont pas enregistrés aux Etats-Unis (0,91 T/Ha de coton-fibre en 2007) mais en Chine (avec 1,3 T/Ha de coton-fibre en 2007). Evidemment, les rendements en Afrique de l'Ouest sont bien plus faibles : 0,35 T/Ha de coton-fibre en 2007 (en raison des difficultés d’irrigation, du manque d’intrants et de mécanisation, d’une parfois moins bonne qualité des sols, …).

Une fois la récolte terminée, il est nécessaire de sécher et d'égrener le coton, puis de le mettre en balles (afin de le comprimer). Il est ensuite traité par l'industrie textile (voir ici des photos de fibres et tissus au microscope à balayage électronique). L'égrainage et la mise en balles sont notamment réalisés au Mali par la CMDT, dont nous avons visité les installations de Koutiala.

Le coton : vital pour les économies africaines

Dans le monde, le coton est cultivé dans 52 pays en développement (dont 21 Pays Moins Avancés) et 23 pays développés ou en transition (ex-URSS).

 

Bien que les pays africains soient de petits producteurs à l'échelle mondiale (puisque 83% de la production mondiale est assurée par les six premiers producteurs : Chine, Inde, Etats-Unis, Pakistan, Ouzbékistan et Brésil, cf. diagramme), le coton représente une source de revenu vitale pour leurs économies, en particulier en Afrique de l'Ouest.

 

Evolution de la production mondiale de coton par origine géographique (source : UNCTAD)
Evolution de la production mondiale de coton par origine géographique (source : UNCTAD)

 

En effet, malgré leur faible poids relatif dans la production de coton, les pays africains sont ensemble les deuxièmes exportateurs mondiaux après les Etats-Unis (2004-2008).

 

Au Mali, la production de coton représente 8 à 15% du PIB (suivant les sources), plus de 33% au Burkina Faso. Mais il est surtout une source de devises étrangères grâce à l’exportation (2006) : 86% des devises du Bénin, 75% de celles du Mali, 68% de celles du Burkina.... Au Mali, ce sont 3,3 millions de personnes qui en vivent directement ou indirectement, et entre 10 et 20 millions dans l'ensemble de l'Afrique de l'Ouest.

 

Les pays d'Afrique de l'Ouest sont donc très dépendants du niveau des cours mondiaux ; lorsque les prix chutent, le manque à gagner est considérable. La FAO a estimé que les pertes pour huit pays africains se sont élevées à 200 millions de dollars chaque année entre 1998 (année de chute du cours mondial) et 2001, lorsque la production américaine a augmenté de plus de 40%, impliquant plus qu'un doublement des exportations des Etats-Unis et déstabilisant le marché mondial. 

Le problème du commerce international

 

Le marché mondial du coton fonctionne principalement au comptant, c'est-à-dire en instantané ("spot"), contrairement à de nombreux produits de base qui ont développé les contrats à terme (dans lesquels le prix est garanti à une échéance donnée, ce qui permet d'avoir une visibilité économique à moyen terme). A part aux Etats-Unis, où ce genre de contrats existe à la bourse de New-York, tous les agents de la filière sont tributaires du prix instantané ; la filière est donc vulnérable dans son ensemble du fait des variations brutales du prix, qui peuvent se produire pour différentes raisons. 

 

Le marché du coton se caractérise également pas une segmentation en fonction de la qualité du coton, des variétés cultivées, de l'origine géographique... Afin d'avoir un aperçu global du marché mondial, l'index Cotlook A a été élaboré (il prend en compte la moyenne des 5 cotations les plus basses de 19 origines géographiques de fibres de coton de soie moyenne).

Evolutions du prix et des stocks mondiaux de coton-fibre (source : UNCTAD)
Evolutions du prix et des stocks mondiaux de coton-fibre (source : UNCTAD)

 

Comme on peut le constater sur le diagramme, le prix mondial est volatile, oscillant entre 35 et 90 ct$/lb. Par ailleurs, on peut observer clairement une corrélation inverse entre les stocks et les prix : quand les stocks mondiaux augmentent, l'indice Cotlook A chute, et inversement.

Ces variations s'expliquent principalement par la variation de la demande (chute de la demande de l'URSS lors de son effondrement au début des années 1990, variation de la demande chinoise sur le marché international - voir le diagramme ci-dessous...) mais également celles de l'offre (augmentation de la production chinoise, production en Amérique du Sud uniquement lorsque les cours sont hauts... et surtout surproduction du fait des subventions américaines et européennes).

Corrélation inverse entre le prix mondial et les exportations de la Chine : gros producteur, la Chine est également un très gros consommateur de coton (source : UNCTAD)
Corrélation inverse entre le prix mondial et les exportations de la Chine : gros producteur, la Chine est également un très gros consommateur de coton (source : UNCTAD)

 

Mais ce qui caractérise surtout le marché mondial du coton est qu'il est « truqué » au désavantage des plus pauvres : l'Union Européenne et les Etats-Unis produisent du coton avec des systèmes productifs hautement mécanisés et à grand renfort de subventions, lesquelles se montent en 2002 à 5 milliards de dollars pour les Etats-Unis (aide aux producteurs, aides à l'exportation), et à 700 millions de dollars pour l’Europe. En 2006-2007, les subventions des Etats-Unis représentaient 31 ct$ par livre produite ; mais la palme revient à l'Espagne avec une subvention à 85 ct$ par livre (soit environ le prix mondial !).

 

Pour avoir un ordre de grandeur, les subventions des Etats-Unis au secteur cotonnier représentent 3 fois le total de l'aide publique au développement qu'ils consacrent à l'Afrique toute entière. Comme le note Blaise Compaoré, président du Burkina Faso, lors d'une allocution à l'OMC : « dans le cadre de leurs politiques agricoles et pour la seule année 2001, les pays riches ont accordé six fois plus de subventions à leurs agriculteurs qu’ils n’ont octroyé d’aide au développement, soit respectivement 311 et 55 milliards de dollars. »

 

Une étude de la FAO indiquait en 2005 que la suppression des soutiens au coton dans le monde "pourrait se traduire par une augmentation des prix du coton de 11 pour cent, ce qui porterait à un accroissement des exportations africaines d'au moins 9 pour cent, et pouvant aller jusqu'à 38 pour cent." Une autre étude (Alston and Brunke, 2008) donne un même ordre de grandeur : le prix du coton mondial augmenterait de 6 à 14 ct$ par livre.

Oxfam traduit cela en termes concrets : la suppression des subventions américaines sur le coton permettrait un supplément de revenu entre 23 400 et 88 400 FCFA par ferme et par an en Afrique de l'Ouest (sachant que le retour sur investissement net par ferme et par an est en moyenne de 290 000 FCFA) et au final une augmentation des revenus annuels des familles productrices de coton de 2,3 à 8,8%. Traduit en dépenses alimentaires, cela représente 40% à 160% du total annuel pour une personne. La suppression des subventions américaines sur le coton aurait donc un effet direct, quasi-immédiat et non négligeable sur la qualité de vie des familles productrices de coton en Afrique de l'Ouest.

 

Evidemment, cette situation scandaleuse est dénoncée par les pays concernés, notamment au travers de l'Association cotonnière africaine. En 2003, le Tchad, le Burkina Faso, le Mali et le Bénin ont attaqué dans le cadre de "l'initiative sectorielle en faveur du coton" (négociation OMC). Les pays demandaient que les subventions soient supprimées et que des compensations soient versées aux producteurs des PMA tant qu'elles continuent d'exister. Lors de l'échec de la réunion de Cancun en 2004 (cf. "paquet de juillet" 2004 de l'OMC), il a été décidé que soit mis en place un cadre pour traiter le sujet de façon "ambitieuse, expéditive et spécifique". Cela s'est matérialisé en particulier par la création d'un "sous-comité coton", en charge de l'étude des politiques relatives à ce secteur dans le cadre des négociations internationales sur l'agriculture du cycle de Doha.

 

Or, le cycle de Doha a échoué en 2006, en particulier à cause du dossier agriculture. D'après la FAO : « l’effondrement des négociations commerciales internationales du cycle de Doha [était]essentiellement dû à une tentative des pays riches, des corporations et des puissants lobbies de s’accaparer des avantages sur les marchés agricoles ». L'offensive des pays africains semble s'être arrêtée avec cet échec.

 

Mais l'espoir est ailleurs. Le Brésil a choisi une voie plus directe en attaquant les Etats-Unis devant l'Organe de Règlement des Différends de l'OMC (ORD), leur reprochant leurs subventions à la production de coton (Affaire « subvention concernant le coton Upland »). En effet, l'OMC interdit les subventions à l'exportation et n'autorise les subventions autres (internes) que sous certaines conditions (accord Subventions et mesures compensatoires). L'OMC est donc compétente pour vérifier que certains de ses membres ne sont pas lésés par d'autres qui feraient usage de soutiens publics déloyaux.

 

L’ORD a traité le dossier et conclu, en 2005, que le soutien interne des Etats-Unis cause un "préjudice sérieux" aux intérêts brésiliens, puisqu'il participe activement à la chute des cours mondiaux. Dans ses conclusions en juin 2008, l'organe d'appel a maintenu la décision prise par l'ORD. Le 31 août 2009, l'arbitre a conclu à l'autorisation pour le Brésil de prendre des "contre-mesures", c'est-à-dire de sanctionner les produits provenant des Etats-Unis à hauteur du préjudice subi (voir le rapport de l'OMC). Le montant des contre-mesures n'est pas encore déterminé


Bien que les pays africains ne puissent quant à eux pas appliquer de contre-mesures puisqu'ils n'étaient pas parties au différend, ce résultat est une bonne nouvelle : il signifie en effet que, s’ils engageaient à leur tour une procédure similaire, la probabilité de succès serait très haute...

 

Encore faut-il que ces Etats résistent aux pressions diplomatiques, financières et lobbies occidentaux ! Or, comme l’écrit joliment la CNUCED : «  La position prudente de l'Afrique a été attribuée à la sensibilité politique (les pays africains sont très vulnérables aux actions de représailles de leurs partenaires commerciaux) et au manque de ressources (les différends sont très coûteux et réclament une bonne expertise juridique). »

 

En conclusion, à relatif court terme, la situation des pays africains pourrait être améliorée uniquement par l'organisation d'un marché mondial équitable, c'est-à-dire une suppression de toutes les subventions américaines et européennes (et dans une moindre mesure chinoises et mexicaines). Ceci pourrait être obtenu en quelques années par les Etats africains grâce à l'Organe de Règlement des Différends de l'OMC. Mais encore faudrait-il qu'ils en aient la capacité politique et technique...

Privatisation, désorganisation, souveraineté et francafrique

 

La situation est d'autant plus révoltante pour les pays africains qu'eux-mêmes ont été contraints d'appliquer une stricte orthodoxie économique libérale, sous la pression des bailleurs de fonds (issus des pays industrialisés) depuis les années 1990. En particulier, afin de permettre une véritable concurrence internationale (qui leur serait profitable si elle était loyale), les barrières douanières ont été abaissées et les compagnies nationales de coton privatisées.

 

  • Petite histoire de la CMDT

 

Au Mali, la Compagnie malienne des textiles (CMDT) a été créée en 1974. En 2003, elle a ouvert son capital à Dagris (voir infra), à hauteur de 40%. Les 60% restants du capital sont possédés par l'Etat malien.

 

Cette ouverture du capital s'est faite sous l'impulsion des institutions internationales, du fait de la dégradation des comptes de la CMDT, et doit se prolonger par une privatisation totale, repoussée mais qui devrait aboutir en 2010.

 

Or, cette dégradation des comptes est le résultat de la chute de la production malienne en 2001-2001 (200 000 tonnes contre 460 000 tonnes en 1999-2000), elle-même due à un mouvement de boycott de la culture de coton par les paysans, lancé à la suite de la décision de la CMDT de baisser le prix du rachat du coton (de 185 FCFA par kg en 1998-99 à 150 FCFA en 1999-2000).

 

Afin de redresser les comptes (voir cette fiche de synthèse aux remèdes très radicaux produite par... l'USAID), la CMDT a ouvert son capital et s'est recentrée sur son activité première : la production de coton. En effet, auparavant, comme l'explique le site du ministère de l'agriculture (non actualisé), la politique de la CMDT était une politique intégrée et compréhensive : "La filière coton c'est aussi la contribution à la politique socio-sanitaire à travers la construction d'écoles, de centres d'alphabétisation et de centres de santé par les populations rurales elles-mêmes ; le désenclavement des zones rurales avec la réalisation de pistes, l'approvisionnement des populations en eau potable à travers la réalisation de points d'eau, l'accès des populations aux de consommation et d'équipement courants, l'allégement du travail des femmes rurales et leur émancipation. Comme on peut le constater le coton demeure encore le moteur dans le processus de développement du monde rural et du pays tout entier : le secteur coton joue un rôle capital dans la politique de lutte contre la pauvreté."

 

Depuis 2003 donc, finie l'alphabétisation des secrétaires d'associations de village, finie la réalisation de pistes, de puits, d’écoles... En somme, grâce au marché mondial et aux instances internationales, le monde rural malien a payé la double peine : baisse des revenus, qui a provoqué un mouvement social, qui a provoqué en retour une diminution des investissements publics par la CMDT !

 

La compagnie semble cependant garder aujourd'hui encore une politique agricole apparemment intelligente, en exigeant toujours que deux tiers des terres soient réservés à la production de céréales et de légumineuses. Les bénéfices s’en font sentir tant d'un point de vue agronomique (moins de pression sur la terre grâce à des rotations de cultures) que d'un point de vue économique et social (rentabilisation de la production céréalière grâce aux revenus issus du coton, et donc diversification des revenus et réduction des risques de pénurie alimentaire).

 

La CMDT joue un rôle primordial dans la filière malienne car elle assure un tarif d'achat aux producteurs, fixé chaque année par une commission tripartite. Elle tend donc à absorber les chocs induits par le marché mondial (variations du cours du coton, appréciation du FCFA par rapport au dollar...). En 2007-2008, le scénario de 2003 s'est un peu reproduit : suite à l'annonce d'un prix de rachat diminué (160 FCFA par kg au lieu de 165 FCFA), les cultures cotonnières ont fortement diminué. C'est pour cela que pour la campagne 2008-2009, il a été décidé de relancer la production par un prix de rachat de 200 FCFA le kg.

 

Malgré cet effort, la récolte 2008-2009 ne s'est élevée qu'à 201 000 tonnes. De plus, la CMDT est dans une situation de dépendance à l'égard des banques, car elle vit à crédit chaque saison (avance des banques pour payer les paysans).

 

La privatisation de la CMDT devrait aboutir à son démantèlement en 4 filiales. Cette démarche de privatisation semble en opposition avec la politique annoncée par le Président ATT qui souhaite relancer la filière : on voit mal comment des entités privées pourront mieux garantir des prix de rachat et des investissements en infrastructures qu'une entité publique. A moins que... Sur le terrain, nombreux sont ceux qui parlent de « mauvaise gestion » (autrement dit de corruption et de gestion incorrecte des actifs). Un ami qui connaît bien le secteur nous a confié avoir bien plus confiance en des investisseurs étrangers qu'en une entité publique malienne.

 

Au final, toute la question est donc de savoir si la privatisation apportera un surplus de « bonne gestion » suffisant pour compenser la réduction de l'action publique dans le secteur cotonnier au Mali...

 

  • Petite histoire de la CFDT

 

Une autre histoire intéressante à raconter est celle de l'actuel Géocoton, d'abord nommé Compagnie Française pour le Développement des fibres Textiles ou CFDT (cherchez le parallèle avec CMDT...), puis Dagris, enfin Géocoton.

 

En France, Dagris (Développement des Agro industries du Sud) était il y a encore quelques mois une holding publique de 19 filiales comptant 2000 employés dans le monde. Créée après la seconde guerre mondiale (CFDT), elle était très présente en Afrique subsaharienne, absorbant en 2005 20% des exportations de la zone, réexportés à 66% vers l'Asie.

Conçue à l’origine dans le but de constituer une filière intégrée, c'est-à-dire allant de la production à la commercialisation, la CFDT proposait un système de crédit et d'encadrement pour les intrants, une recherche appliquée (CIRAD), des supports techniques... Elle était actionnaire d'une dizaine de sociétés nationales en Afrique.


La holding était principalement constituée de capitaux publics ; l'Etat français était donc en situation de quasi-monopole dans la zone, puisqu'il garantissait une bonne partie des débouchés de la filière jusque dans les années 1990.


Mais ce système d'une filière intégrée ne correspond pas aux critères d'une économie libérale ; FMI et Banque Mondiale considèrent que le système est sous-optimal. Il fallait donc privatiser les compagnies nationales... ce à quoi la CFDT s'est opposée autant que possible. D'après elle en effet, la privatisation aurait désorganisé les filières locales. Il faut toutefois noter que finalement, la privatisation de ces sociétés nationales ayant eu lieu dans les années 1990, la CFDT a réussi à prendre des participations majoritaires dans le capital des nouvelles compagnies privées ; elle n'était donc pas totalement perdante dans l’opération...

 

L'Etat français, à son tour, lançait la privatisation de Dagris dès 2003 ; en 2007, il s'apprêtait à céder intégralement ses parts (64,7%) pour une somme modique à un consortium nommé SODACO, composé à 45% par Sofiproteol (société spécialisée dans les huiles et protéines végétales), seul repreneur potentiel déclaré à l'époque. Ce consortium était alors dénoncé par les employés de Dagris comme ayant une visée strictement financière (notamment via la spéculation immobilière, sans intérêt pour la filière coton en elle-même - si ce n'est par les graines de coton, qui pouvaient intéresser Sofiprotéol). Le prix de vente de Dagris par l'Etat (8 millions d'€) ne couvrait même pas la valeur marchande de l'immobilier possédé par la société (35 à 50 millions d'€ pour un seul immeuble parisien, tandis que la holding dans son ensemble était valorisée à 105 millions d'euros). 

L'Association cotonnière africaine était elle aussi inquiète de la privatisation de Dagris, qui risquait de désorganiser encore davantage le secteur du coton en n'assurant plus de débouchés pour le coton fibre. M. Wade, président sénégalais, reçu à l'Elysée en juin 2007 et s'exprimant au nom du Sénégal, du Mali et du Burkina Faso, a demandé à M. Sarkozy de faire preuve d'une nouvelle politique de co-développement en Afrique, notamment en s'intéressant au dossier Dagris. Il a plaidé pour que la privatisation se fasse en faveur d'un autre consortium.


Finalement, le ministère français de l'économie annonçait fin janvier 2008 que le premier appel d'offres était annulé ; c'est finalement un autre consortium qui a remporté le second appel d'offres en proposant 25 millions de dollars. Il s’agit d’une holding détenue par Advens (spécialisée à l’origine en trading en matières premières, qui a ensuite développé des activités de transport et logistique en Afrique) et CMA CGM (3ème groupe mondial de transport maritime et transport multimodal). En mars 2008, Dagris a changé de nom pour s'appeler Geocoton. Abbas Jaber, qui préside Advens, est un proche du fils de M. Wade. Le groupe Advens a racheté la Société nationale de commercialisation des oléagineux du Sénégal en 2005 ; elle est aussi la société concessionnaire du chemin de fer Dakar Bamako au travers de Transrail.

 

  • Tentative de conclusion

 

En somme, on peut résumer la situation ainsi : la CFDT puis Dagris, groupe public, a permis la structuration de la filière coton en Afrique à la sortie de la seconde guerre mondiale... mais constituait parallèlement un pilier du système Françafrique. Sous l'impulsion de la doctrine libérale, Dagris a été privatisée, ce qui risque de participer à la désorganisation de la filière coton en Afrique... mais cela a permis parallèlement d'enlever à la France un outil important d'ingérence potentielle dans l'économie ouest-africaine.

 

Alors qu'un groupe financier douteux a voulu reprendre la société dans un objectif de spéculation immobilière et sans intérêt pour la filière coton, c'est finalement une holding largement impliquée dans l'import/export, la logistique et dans la production de coton en Afrique qui prend le relai. Il semblerait donc que le système productif échappe finalement à la domination occidentale et que l'Afrique reprenne sa destinée économique en main...

 

Est-ce une bonne nouvelle ? Ici, au Mali, certains acteurs de terrain redoutent que le désengagement français ne se traduise par des pertes de savoirs-faire et de bonne gestion. Mais les privatisations des compagnies nationales pourraient pallier ce risque en introduisant professionnalisme et efficacité dans la filière. A moins que cela finisse de désorganiser la filière et retire définitivement aux gouvernements les moyens d'intervenir efficacement. Le tout alors que la filière souffre d'une concurrence internationale déloyale... contre laquelle les Etats africains ne semblent pas encore prêts à se battre sur la scène internationale.

 

Une chose est sûre, la filière du coton ouest-africaine est en pleine mutation. Et dans ce méli-mélo économico-politico-social, il est difficile d'y voir clair et de démêler les bonnes décisions des mauvaises.

Pour aller plus loin

Au delà des sources indiquées au fil du texte, voici quelques références plus particulièrement intéressantes :